Le 5 décembre 1360 : la naissance du franc

C'est sous le règne du roi de France Jean le Bon, qui a régné entre 1350 et 1364, que le Franc a été créé. Cette nouvelle monnaie, appelée à prendre une place exceptionnelle dans l'histoire de France, a vu le jour dans des circonstances particulièrement troublées dont voici le détail.

Le franc est né pendant une des périodes les plus dramatiques de l'histoire de France

Le Franc n'est pas né au cours d'une époque de richesse et de prospérité, mais pendant une des périodes les plus dramatiques de l'histoire de France, la Guerre de Cent Ans. A partir de 1328 les désastres politiques, militaires, économiques et sociaux accablent la France, plongeant le pays dans un profond désespoir.

La Guerre de Cent Ans débute par un problème dynastique. En 1328, Charles IV, qui est le dernier fils du roi Philippe le Bel (roi de 1284 à 1314) meurt sans laisser d'héritier. Cette date marque la fin de la descendance mâle directe de la dynastie des Capétiens qui régnait sur la France depuis plus de trois siècles. Cependant Isabelle, la fille de Philippe le Bel, a épousé le roi d'Angleterre à qui elle a donné un fil, Edouard III. Naturellement celui-ci considère qu'il est l'héritier légitime du trône de France. Mais c'est sans compter avec la Noblesse française qui refuse une telle éventualité. Les grands seigneurs de France réunis à Paris déclarent ceci : "Femme, ni par conséquent son fils, ne peut succéder au Royaume de France". Edouard III étant ainsi écarté du trône, les grands seigneurs féodaux résolvent la vacance du pouvoir en désignant l'un d'eux : Philippe de Valois. La légitimité de ce seigneur à l'esprit chevaleresque n'est pas plus forte que celle d'Edouard III. Les Flamands, par exemple, ne sont pas dupes et qualifient ainsi Philippe de Valois : "roy trouvé, c'est-à-dire roy de rencontre". Quoiqu'il en soit, Philippe de Valois est le premier de la nouvelle dynastie royale française, tandis que le roi d'Angleterre ne peut renoncer sans réagir au Royaume de France. Le contentieux est né, il est à l'origine d'une guerre qui ne s'achèvera qu'un siècle plus tard (1453) par la victoire définitive de la dynastie des Valois.

Les Valois sont aventureux, chevaleresques et sans programme politique

La dynastie des Valois a eu beaucoup de mal à s'imposer car ses représentants étaient de grands seigneurs féodaux habités d'un idéal chevaleresque aventureux qui contraste singulièrement avec le réalisme dont ont souvent fait preuve les Capétiens. Un seul exemple suffit pour comprendre la nature de l'idéologie qui anime les premiers Valois. En 1351 Jean Le Bon créée un nouvel ordre de Chevalerie baptisé "l'Ordre de l'Etoile". L'Ordre, installé à Saint-Ouen, rassemble les "500 plus suffisants chevaliers du Royaume"; tous les ans, ceux-ci se réunissent pour raconter leurs exploits, les plus honteux comme les plus honorables. Leur modèle, ce sont le Roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde. Le problème c'est que les membres de l'Ordre de l'Etoile prêtaient serment et qu'il s'engageaient en particulier à respecter une clause militaire absurde : "Et leur convenait jurer que jamais ils ne fuiraient en bataille plus haut que quatre arpents de leur advis, ainsi mourraient ou se rendraient pris". La chevalerie française a malheureusement mis en pratique cette disposition qui limitait singulièrement ses possibilités tactiques pendant les batailles.

En 1340 Edouard III anéantit la flotte française et prend un sérieux avantage stratégique

La France connaît à partir de 1340 une série de désastres militaires ininterrompus. C'est la bataille navale dite "de l'Ecluse", le 24 juin 1340, qui ouvre cette série de sévères défaites. Ce jour là, devant l'estuaire du Zwin qui mène à Bruges, la flotte d'Edouard III anéantit la flotte française. Les chefs français commettent des erreurs tactiques et seuls trente navires sur 200 parviennent à échapper au désastre. Le Parlement Anglais, conscient de l'importance de cette victoire qui marque le début de la domination maritime anglaise, salue Edouard III du titre de "Roi de la Mer". C'est à l'occasion de cette bataille navale qu'Edouard III fait frapper une nouvelle monnaie, le "Noble" dont la symbolique est particulièrement explicite : le Roi est représenté l'épée en main debout sur un navire voguant pavillon déployé. La légende "Henri, par la Grâce de Dieu Roi de France et d'Angleterre, seigneur d'Irlande et d'Aquitaine" rappelle très clairement les prétentions dynastiques d'Edouard III.
Cette défaite marque le début d'un avantage stratégique majeur du Roi d'Angleterre : désormais il peut envahir le territoire français sans craindre un débarquement en Angleterre. C'est sur le sol français que la Guerre de Cent Ans va se dérouler.

Quelques années après, en 1346, la France subit l'écrasante défaite de Crécy : la chevalerie française, fougueuse et courageuse mais irréaliste et indisciplinée, se fait tailler en pièce par les archers anglais. En 1356, nouvelle bataille, nouveau désastre. Cette fois-ci c'est Jean Le Bon, fils de Philippe de Valois, qui est battu à Maupertuis, non loin de Poitiers. Ses compagnons appliquent les principes pour lesquels ils ont prêté serment dans le cadre de l'Ordre de l'étoile : ils ne reculent pas, et se font tuer sur place ou capturer. L'armée française est taillée en pièce et le Roi lui même est fait prisonnier et conduit à Londres. Sa captivité durera 4 ans. La France, qui n'a plus d'armée, est aux mains du Dauphin, le futur Charles V, qui n'est alors âgé que de 18 ans. Face à l'idéalisme chevaleresque français, les Anglais imposent un réalisme ravageur et prennent l'ascendant au début de la Guerre de Cent Ans.

La guerre permanente

Les Anglais utilisent aussi la méthode des grandes chevauchées à travers le territoire français, au cours desquelles ils pillent, ravagent, détruisent et affaiblissent durablement l'ennemi. Le cas le plus célèbre est probablement la grande chevauchée du Prince Noir, qui est le fils aîné du Roi d'Angleterre, dans le midi de la France en 1355. Cette grande chevauchée le conduit de la Guyenne à la Méditerranée et lui permet de ramener à Bordeaux un butin considérable. Lors de son retour dans cette ville, il lance la fabrication de Léopards d'Or et de Gros d'argent, qui, comme les Nobles d'Edouard III, sont des émissions économiques et politiques : le léopard était bien connu comme un symbole Anglais et le Prince Noir mettait ainsi la marque de son pays sur l'Aquitaine.

Mais les chevauchées et les batailles rangées ne sont pas tout. Entre deux batailles entre les armées royales, les soldats se regroupent en bandes et saccagent des régions entières. Ces groupes de soldats incontrôlables portent le nom de "Grandes Compagnies" ou de "routiers", car ils parcourent le pays en quête de butin. A leur sujet, le chroniqueur Froissart rapporte ceci : "Il dévalait des gens de tous côtés au point que tout le pays en était mangé et perdu; au plat pays tout demeurait à l'abandon, à moins de payer rançon. Les pauvres laboureurs qui avaient recueilli leurs grains n'en avaient plus que la paille, et, s'ils en parlaient, ils étaient battus ou tués; les viviers étaient pêchés, les maisons abattues pour faire du feu. Les Anglais s'ils fussent arrivés en France, n'auraient pu faire plus grand ravage que les routiers des Français qui disaient : "Nous n'avons point d'argent maintenant, mais nous en aurons assez au retour; alors nous vous paierons tout au comptant". Les pauvres gens les maudissaient, qui les voyaient emporter leur bien et ils n'osaient sonner mot, mais chantaient une note entre leurs dents tout bas : "Allez-vous en, orde (ordures) crapaudaille, que jamais ne puissiez revenir !" (voir Froissart, Chroniques, éd. L. Mirot, tome XIII, p.77-78).

La guerre la famine et la peste plongent le pays dans une profonde misère

On se doute que de telles conditions d'insécurité généralisée ont des conséquences économiques et sociales désastreuses : le commerce est de plus en plus difficile, la production agricole connaît une diminution massive; la misère généralisée et des famines s'installent. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, une sévère épidémie de Peste Noire apparaît en 1347-1348; Froissart prétend qu'à cause de cette épidémie foudroyante "la tierce partie du monde mourut", mais ce chiffre est encore en dessous de la réalité : parfois c'est la moitié de la population qui périt. A Avignon par exemple, après le passage de la Peste en 1348, 7000 maisons sont vides, 11000 corps ont été inhumés dans un nouveau cimetière acheté spécialement par le pape à cet effet; il n'y a plus assez de cercueils pour enterrer les morts (cf. lettre du chanoine Louis de Boeringen écrite à Avignon en 1348).
Les trois fléaux, la guerre, la famine et la peste, qui s'abattent sur des populations déjà affaiblies s'enchaînent dans un cercle vicieux qui place la France dans un abîme complet.

En 1360, la France n'est plus que l'ombre d'elle-même

En 1360, lors de la signature du Traité de Brétigny avec l'Angleterre, la France n'est plus que l'ombre d'elle-même : elle a perdu la Guyenne, la Gascogne, la Saintonge, le Rouergue, l'Angoumois, le Poitou, le Limousin, l'Agenais, le Ponthieu, Montreuil, Calais et Boulogne.
Le roi Jean II le Bon n'ignore pas la situation. Dans l'ordonnance qui donne naissance au Franc, il dit ceci :
"Si nous avons considéré l'état de notre Royaume pour le temps passé, présent et à venir, entre autres maux, nous avons trouvé que en nostre Royaume il y a eu plusieurs divisions et rébellions, vols, pillages, incendies, larcins, occupations de biens, violences, oppressions extorsions, exactions et plusieurs autres cruels maléfices et excès."
C'est donc dans un contexte particulièrement troublé au niveau politique, militaire, économique, social et même moral que le Franc a été créé.

Impôts et monnaies avant la création du Franc : désordre et instabilité

Sur un plan fiscal et monétaire, la première moitié du XIVème siècle a été particulièrement instable. En effet, les rois de France, à commencer par Philippe le Bel (roi de 1285 à 1314) ont très fréquemment utilisé leurs pouvoirs régaliens sur la monnaie pour en tirer profit. Ces profits sur les monnaies pouvaient avoir lieu de trois manières différentes. Le roi pouvait modifier la valeur des monnaies par une ordonnance : les pièces, en effet, ne portaient pas de valeur faciale. On pouvait donc décréter qu'un sou valait quinze deniers et non plus seulement douze... De telles modifications, on s'en doute, provoquaient de forts mécontentements dans la population. Le roi pouvait aussi décider de modifier le titre du métal fin employé pour frapper la monnaie : moins de métal mais même valeur officielle... Il pouvait enfin modifier le poids des monnaies, sans changer leur valeur en monnaie de compte. Enfin, il était possible d'effectuer en même temps chacune de ces modifications, ce qui multipliait d'autant les bénéfices de la Monnaie Royale.

Ces "remuements" monétaires étaient très lucratifs pour le Trésor Royal, mais provoquaient de fortes perturbations économiques et commerciales en plus d'entraîner un doute sur l'honnêteté des rois qui furent parfois qualifiés de faux monnayeurs à cause de leurs incessantes manipulations des monnaies. Pour bien mesurer l'ampleur de l'instabilité monétaire qui règne au XIVème siècle, on peut rappeler qu'entre 1337 et 1360 la monnaie a connu pas moins de 85 mutations, soit plus de trois par an ! On comprend qu'en 1360, le peuple français aspirait à plus de stabilité monétaire.
Le vrai problème des rois de France à cette époque, c'est qu'ils ont les plus grandes difficultés à trouver des ressources pour financer durablement leurs besoins liés aux guerres mais aussi les dépenses courantes. Et c'est là que se situe le coeur du problème : la couronne ne possède pas un système fiscal efficace. La création du franc va modifier la situation.

Le traité de Brétigny a été signé le 8 mai 1360 entre Edouard III d'Angleterre et Jean le Bon. Il permet une trêve de neuf ans dans la guerre de Cent Ans et met fin aux quatre ans de captivité à Londres de Jean Le Bon. Le Roi de France est libéré contre une rançon considérable : il doit verser 3 millions d'écus d'or, ce qui représente pas moins de 12,5 tonnes d'or ! Edouard III ne libère son précieux otage qu'après que les premiers chariot d'or aient bien été déposés dans le monastère de Saint-Omer, qui se trouvait alors sous domination anglaise. Jean le Bon est de retour à Calais le 25 octobre; paradoxalement, il fait une entrée triomphale à Paris le 13 décembre; c'est entre ces deux dates, le 5 décembre, que l'ordonnance stipulant la création du Franc est adoptée à Compiègne. L'Ordonnance royale précise ceci : "Nous avons ordonné que le Denier d'Or fin que nous faisons faire à présent et entendons à faire continuer sera appelé Franc d'Or". La nouvelle monnaie présente à l'avers le roi armé sur un cheval au galop; il est équipé d'un heaume surmonté d'un grand lys (celui de la légende); il porte par dessus sa cotte de mailles une tunique fleurdelisée, tandis que le caparaçon du cheval est brodé de fleurs de lys; le roi tient la bride articulée d'une main et de l'autre brandit une épée. La monnaie porte les inscriptions circulaires suivantes : "Jean roi des Francs par la Grâce de Dieu" (Johannes Dei Gratia Francorum Rex); cette légende "Francorum Rex" n'est pas une nouveauté dans les monnaies royales françaises. Ce qui est nouveau, par contre, c'est le nom de cette monnaie. A ce sujet, l'Ordonnance du 5 décembre précise ceci : "Nous avons été délivré à plein de prison et sommes franc et délivré". Le nom de la nouvelle monnaie fait donc référence à la récente libération du roi qui est de nouveau "franc", c'est-à-dire "libre". Le succès du nom de la nouvelle monnaie s'explique probablement par l'adéquation entre le nom du peuple français et le nom de la nouvelle monnaie. On peut noter que le Franc est rapidement baptisé, conformément aux usages de l'époque, du nom de "Franc à Cheval", qui est le symbole principal de cette nouvelle monnaie.

Le Franc marque le retour à la stabilité monétaire

Physiquement, le Franc se présente comme une pièce d'or pur (24 carats) de 3,88 grammes. Il est taillé à 63 pièces dans un marc de Paris (lingot de 244,75 grammes). Le Franc a été conçu d'emblée comme une monnaie forte. A ce sujet, l'Ordonnance du 5 décembre précise ceci : "le roi est résolu à tenir et garder forte monnaie". Le modèle de la nouvelle monnaie est semble-t-il le "Noble d'or" anglais, qui était alors une monnaie forte et particulièrement réputée. Le Franc s'inspire d'une monnaie étrangère mais cette création a un but politique précis : il s'agit de restaurer l'indépendance monétaire de la France, ainsi que la stabilité monétaire particulièrement mise à mal au cours des années précédentes. On peut observer que la même Ordonnance qui créée le Franc met en place en même temps des impôts permanents (en particulier la Gabelle); ces impôts correspondent à la mise en place d'un système fiscal permanent qui permet désormais à la monarchie de se financer sans modifier perpétuellement le cours des monnaies. La création du Franc marque une inflexion majeure dans la politique monétaire française : le roi créée une monnaie stable en échange d'impôts permanents.

C'est sans doute à Nicole Oresme (1325-1382), proche conseiller de Charles V, que l'on doit ce changement important : Nicole Oresme considère en effet que la monnaie doit être "comme une loi, un ordre ferme". Sous Charles V, la France connaît une belle période de reprise et de stabilité. C'est sans doute le souvenir de cette période de récupération Nationale, qui contraste avec l'abîme qu'a connu le pays au cours des années précédente, qui a durablement imposé le Franc comme une bonne monnaie dans l'esprit du peuple français.

Bibliographie

Georges Valance, "Histoire du Franc", Flammarion, 1996
Michel Mollat du Jourdain, "Genèse médiévale de la France moderne - XIVème-XVème siècles", Arthaud, 1977

La valeur des Francs à cheval de Jean le Bon

Quelle est la valeur des Francs à cheval de Jean le Bon ? On trouve des éléments de réponse dans la base de données constituée sur internet par AJ Gatling (site coinarchives). Il faut préciser d'abord que le prix des Francs à cheval de Jean le Bon varient selon l'état des monnaies. Précisons aussi que ces pièces médiévales sont relativement rares car elles sont très recherchées en France et à l'étranger à cause de leur importance historique et symbolique, en plus de leur grande qualité esthétique. Sur une quinzaine de prix relevés lors de ventes aux enchères internationales, 7 se situent entre 500 et 1000 dollars, 6 entre 1000 et 2000 dollars, et 2 au-dessus de 2000 dollars. Un exemplaire de qualité exceptionnelle a atteint 4800 dollars lors de la vente Ira & Larry Goldberg du 27 mai dernier (lot. n?4365). Dans le meilleur des cas, on peut trouver un exemplaire du Franc à cheval de Jean le Bon de qualité moyenne à partir de 500 à 800 euros.